Edito
Il rêvait d’un saxophone, comme Ornette Coleman et John Coltrane, mais son paternel, sans le sou, n’avait pu lui mettre qu’une guitare entre les mains, un drôle d’objet qui ne l’excitait pas vraiment, et avec lequel il gardera éternellement une relation faite de haine et parfois d’amour. Durant toute sa vie de musicien, il n’aura de cesse de tordre et de contraindre la sonorité de cet instrument, à grand renfort de saturation et de compression, tentant désespérément de s’affranchir de ces cordes et de ces cases, pour en sortir des avalanches de notes si fluides et agiles qu’on aurait pu jurer qu’il les avaient soufflées. Sa grande paluche élastique pouvait couvrir la moitié de la touche, et sauter d’une octave à l’autre avec la grâce d’une tarentule. Quel spectacle fascinant ! Et puis il y avait sa musique, à la fois belle et austère, dont les circonvolutions harmoniques complexes s’équilibraient comme la nef d’une cathédrale byzantine extra-terrestre. Concernant son art, ce génie ne faisait jamais la moindre concession, refusant systématiquement tout compromis commercial, quitte à en payer les conséquences et à vivre modestement, assumant parfois difficilement son quotidien, conduisant son mini bus de tournée, et portant lui-même son matériel malgré la fatigue accumulée. Ainsi était Allan Holdsworth, un être obstiné, courageux, ultra sensible, torturé et romantique, capable de s’enfuir et de disparaître après un concert qu’il jugeait raté, persuadé qu’il allait tout plaquer pour se trouver un autre job, comme ce soir de 2012 où nous l’avions retrouvé après un gig au New Morning, ivre mort et déprimé dans un bistrot, entouré d’ouvriers pakistanais. Le 15 avril dernier, Allan est parti rejoindre ses amis Tony Williams, Gordon Beck et Dave Carpenter, entre autres. Nous ne pourrons jamais assez le remercier pour les trésors qu’il nous a légué, et nous lui souhaitons de reposer en paix et de trouver enfin la paix de l’âme.
Numéro 80
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